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2024年6月2日发(作者:)

L’homme qui plantait des arbres

Jean Giono

À partir de 1920, je ne suis jamais resté plus d’un an sans rendre visite à

Elzéard Bouffier. Je ne l’ai jamais vu fléchir ni douter. Et pourtant, Dieu sait si Dieu

même y pousse ! Je n’ai pas fait le compte de ses déboires. On imagine bien

cependant que, pour une réussite semblable, il a fallu vaincre l’adversité ; que,

pour assurer la victoire d’une telle passion, il a fallu lutter avec le désespoir. Il

avait, pendant un an, planté plus de dix mille érables. Ils moururent tous. L’an

d’après, il abandonna les érables pour reprendre les hêtres qui réussirent encore

mieux que les chênes.

Pour avoir une idée à peu près exacte de ce caractère exceptionnel, il ne faut

pas oublier qu’il s’exerçait dans une solitude totale ; si totale que, vers la fin de

sa vie, il avait perdu l’habitude de parler. Ou, peut-être, n’en voyait-il pas la

nécessité ?

En 1933, il reçut la visite d’un garde forestier éberlué. Ce fonctionnaire lui

intima l’ordre de ne pas faire de feux dehors, de peur de mettre en danger la

croissance de cette forêt naturelle. C’était la première fois, lui dit cet homme naïf,

qu’on voyait une forêt pousser toute seule. À cette époque, il allait planter des

hêtres à douze kilomètres de sa maison. Pour s’éviter le trajet d’aller-retour - car

il avait alors soixante-quinze ans - il envisageait de construire une cabane de pierre

sur les lieux mêmes de ses plantations. Ce qu’il fit l’année d’après.

En 1935, une véritable délégation administrative vint examiner la forêt

naturelle. Il y avait un grand personnage des Eaux et Forêts, un député, des

techniciens. On prononça beaucoup de paroles inutiles. On décida de faire

quelque chose et, heureusement, on ne fit rien, sinon la seule chose utile : mettre

la forêt sous la sauvegarde de l’État et interdire qu’on vienne y charbonner. Car

il était impossible de n’être pas subjugué par la beauté de ces jeunes arbres en

pleine santé. Et elle exerça son pouvoir de séduction sur le député lui-même.

J’avais un ami parmi les capitaines forestiers qui était de la délégation. Je lui

expliquai le mystère. Un jour de la semaine d’après, nous allâmes tous les deux à

la recherche d’Elzéard Bouffier. Nous le trouvâmes en plein travail, à vingt

kilomètres de l’endroit où avait eu lieu l’inspection.

Ce capitaine forestier n’était pas mon ami pour rien. Il connaissait la valeur

des choses. Il sut rester silencieux. J’offris les quelques œufs que j’avais

apportés en présent. Nous partageâmes notre casse-croûte en trois et quelques

heures passèrent dans la contemplation muette du paysage.

Le côté d’où nous venions était couvert d’arbres de six à sept mètres de

haut. Je me souvenais de l’aspect du pays en 1913 : le dé Le travail paisible

et régulier, l’air vif des hauteurs, la frugalité et surtout la sérénité de l’âme

avaient donné à ce vieillard une santé presque solennelle. C’était un athlète de

Dieu. Je me demandais combien d’hectares il allait encore couvrir d’arbres ?

Avant de partir, mon ami fit simplement une brève suggestion à propos de

certaines essences auxquelles le terrain d’ici paraissait devoir convenir. Il

n’insista pas. « Pour la bonne raison, me dit-il après, que ce bonhomme en sait

plus que moi. » Au bout d’une heure de marche - l’idée ayant fait son chemin

en lui - il ajouta : « Il en sait beaucoup plus que tout le monde. Il a trouvé un

fameux moyen d’être heureux ! »

C’est grâce à ce capitaine que, non seulement la forêt, mais le bonheur de cet

homme furent protégés. Il fit nommer trois gardes forestiers pour cette protection

et il les terrorisa de telle façon qu’ils restèrent insensibles à tous les pots-de-vin

que les bûcherons pouvaient proposer.

L’œuvre ne courut un risque grave que pendant la guerre de 1939. Les

automobiles marchant alors au gazogène, on n’avait jamais assez de bois. On

commença à faire des coupes dans les chênes de 1910, mais ces quartiers sont si

loin de tous réseaux routiers que l’entreprise se révéla très mauvaise au point de

vue financier. On l’abandonna. Le berger n’avait rien vu. Il était à trente

kilomètres de là, continuant paisiblement sa besogne, ignorant la guerre de 39

comme il avait ignoré la guerre de 14.

J’ai vu Elzéard Bouffier pour la dernière fois en 1945. Il avait alors

quatre-vingt-sept ans. J’avais donc repris la route du désert, mais maintenant,

malgré le délabrement dans lequel la guerre avait laissé le pays, il y avait un car qui

faisait le service entre la vallée de la Durance et la montagne. Je mis sur le compte

de ce moyen de transport relativement rapide le fait que je ne reconnaissais plus

les lieux de mes premières promenades. Il me semblait aussi que l’itinéraire me

faisait passer par des endroits nouveaux. J’eus besoin d’un nom de village pour

conclure que j’étais bien cependant dans cette région jadis en ruine et désolée.

Le car me débarqua à Vergons. En 1913, ce hameau de dix à douze maisons avait

trois habitants. Ils étaient sauvages, se détestaient, vivaient de chasses au piège : à

peu près dans l’état physique et moral des hommes de la Préhistoire. Les orties

dévoraient autour d’eux les maisons abandonnées. Leur condition était sans

espoir. Il ne s’agissait pour eux que d’attendre la mort : situation qui ne

prédispose guère aux vertus.

Tout était changé. L’air lui-même. Au lieu des bourrasques sèches et brutales

qui m’accueillaient jadis, soufflait une brise souple chargée d’odeurs. Un bruit

semblable à celui de l’eau venait des hauteurs : c’était celui du vent dans les

forêts. Enfin, chose plus étonnante, j’entendis le vrai bruit de l’eau coulant dans

un bassin. Je vis qu’on avait fait une fontaine, qu’elle était abondante, et, ce qui

me toucha le plus, on avait planté près d’elle un tilleul qui pouvait déjà avoir dans

les quatre ans, déjà avoir dans les quatre ans, déjà gras, symbole incontestable

d’une résurrection.

Par ailleurs, Vergons portait les traces d’un travail pour l’entreprise duquel

l’espoir est nécessaire. L’espoir était donc revenu. On avait déblayé les ruines,

abattu les pans de murs délabrés et reconstruit cinq maisons. Le hameau comptait

désormais vingt-huit habitants dont quatre jeunes ménages. Les maisons neuves,

crépies de frais, étaient entourées de jardins potagers où poussaient, mélangés

mais alignés, les légumes et les fleurs, les choux et les rosiers, les poireaux et les

gueules-de-loup, les céleris et les anémones. C’était désormais un endroit où

l’on avait envie d’habiter.

À partir de là je fis mon chemin à pied. La guerre dont nous sortions à peine

n’avait pas permis l’épanouissement complet de la vie, mais Lazare était hors du

tombeau. Sur les flancs abaissés de la montagne, je voyais de petits champs

d’orge et de seigle en herbe ; au fond des étroites vallées, quelques prairies

verdissaient.

Il n’a fallu que les huit ans qui nous séparent de cette époque pour que tout

le pays resplendisse de santé et d’aisance. Sur l’emplacement des ruines que

j’avais vues en 1913, s’élèvent maintenant des fermes propres, bien crépies, qui

dénotent une vie heureuse et confortable. Les vieilles sources, alimentées par les

pluies et les neiges que retiennent les forêts, se sont remises à couler. On en a

canalisé les eaux. À côté de chaque ferme, dans des bosquets d’érables, les

bassins des fontaines débordent sur des tapis de menthes fraîches. Les villages se

sont reconstruits peu à peu. Une population venue des plaines où la terre se vend

cher s’est fixée dans le pays, y apportant de la jeunesse, du mouvement, de

l’esprit d’aventure. On rencontre dans les chemins des hommes et des femmes

bien nourris, des garçons et des filles qui savent rire et ont repris goût aux fêtes

campagnardes. Si on compte l’ancienne population, méconnaissable depuis

qu’elle vit avec douceur et les nouveaux venus, plus de dix mille personnes

doivent leur bonheur à Elzéard Bouffier.

Quand je réfléchis qu’un homme seul, réduit à ses simples ressources

physiques et morales, a suffi pour faire surgir du désert ce pays de Chanaan, je

trouve que, malgré tout, la condition humaine est admirable. Mais, quand je fais le

compte de tout ce qu’il a fallu de constance dans la grandeur d’âme et

d’acharnement dans la générosité pour obtenir ce résultat, je suis pris d’un

immense respect pour ce vieux paysan sans culture qui a su mener à bien cette

œuvre digne de Dieu. (Elzéard Bouffier est mort paisiblement en 1947 à l’hospice

de Banon.)

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